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Réforme du travail et efficience économique : regards croisés sur le travail au XXIe siècle

9 février 2017

Réforme du travail et efficience économique : regards croisés sur le travail au XXIe siècle

À l’occasion de la parution du dernier ouvrage[1] coécrit par Jacques Barthélémy et Gilbert Cette, le Cercle a souhaité dans ce dossier-interview revenir sur les enjeux du droit de l’activité professionnelle que les auteurs appellent de leurs vœux.

Jacques Barthélémy
Avocat – Conseil en droit socia
Ancien professeur associé à la faculté de droit de Montpellier Fondateur en 1965 du Cabinet éponyme
Membre du Conseil Scientifique du Cercle de l’Épargne

Gilbert Cette
Professeur Associé à l’Université d’Aix-Marseille

Dans votre dernier ouvrage « Travailler au XXIe siècle » publié chez Odile Jacob, vous insistez sur la nécessité d’adapter notre société au passage de la civilisation de l’usine à celle du savoir, considérant que le salariat ne peut plus, aujourd’hui, demeurer le modèle dominant. Ne craignez-vous pas de fait de voir émerger, avec la montée en puissance des plateformes numériques, une nouvelle catégorie de travailleurs réputés indépendants encore moins bien lotis que les salariés ?

Des évolutions sont en cours qu’il ne faut cependant pas caricaturer. Parmi tous les pays de l’OCDE, la part de l’emploi salarié dans l’emploi total demeure stable, voire augmente, à l’exception de trois pays ou au contraire la proportion d’indépendants augmente sur les dix dernières années : la France, depuis la création du statut de l’autoentrepreneur en 2008, la Royaume-Uni et les Pays-Bas. La part du travail salarié augmente ainsi même dans des pays très avancés comme les États-Unis. Pour autant, certaines évolutions sont importantes car elles témoignent de mutations lourdes de conséquences pour la croissance : l’emploi des non-salariés et indépendants augmente dans deux types d’activités très particulières : la prestation de services très qualifiés, comme le conseil et l’expertise, dans laquelle les travailleurs concernés sont très diplômés et autonomes, et à l’opposé d’autres activités de service peu sophistiquées, le transport urbain et les VTC en fournissant une très riche illustration. Mais les emplois indépendants dans ces dernières activités seront amenés à disparaître, dans un avenir peut-être peu éloigné, car ils seront remplacés par la technologie, par exemple la voiture autonome dans le cas des transports urbains et des VTC. Il faut accompagner ces évolutions et ne pas les brider, d’autant que le développement de prestation de services très qualifiés peut être un vecteur de croissance à long terme. Mais, simultanément, il faut s’interroger sur le fait que des travailleurs n’ont pas les mêmes droits et protections, au seul titre qu’ils sont salariés ou indépendants, et alors même qu’ils peuvent connaître des situations de dépendance économique aussi fortes.Nous partons de l’idée, difficilement contestable, que la division entre salarié et indépendant est le fruit de la civilisation de l’usine et correspond aux modes hiérarchiques d’organisation du travail. Elle est une des manifestations complémentaires d’un droit du travail hypertrophié créé par et pour cette civilisation. Les révolutions technologiques précédentes ont posé des problèmes dès lors que les normes n’étaient plus en harmonie avec le contexte dans lequel elles étaient dorénavant invitées à prospérer. D’où de l’insécurité juridique et une judiciarisation excessive, allant de pair avec des disparitions d’emploi. Mais un nouvel arsenal est plus ou moins vite apparu pour s’adapter au nouveau contexte, comme de nouveaux emplois et de nouvelles activités permettant à terme de corriger la situation. Ce qui atteste au demeurant de l’importance, au nom de l’intérêt général, de la formation pour faciliter ces adaptations et réduire le temps de non-emploi.La révolution en cours, celle du numérique et de la robotique, est d’une tout autre ampleur et elle affectera les fondements du droit du travail. En atteste par exemple que les outils nouveaux, liés aux progrès technologiques, ne servent, cette fois-ci, pas seulement pour l’activité économique mais aussi pour la vie personnelle. Ceci ne peut que mettre à mal l’identité de l’entreprise marquée par l’unité de temps, de lieu, d’action. Étant donné que, par ailleurs, ces progrès technologiques favorisent la promotion des libertés, ils se développeront quels que soient les obstacles mis devant eux au nom de conservatismes, puisqu’ils sont au service des valeurs de l’Humanité.Voilà pourquoi la solution n’est pas, comme l’imaginent certains politiques, dans le développement du travail indépendant mais dans l’émergence d’un droit de l’activité professionnelle regroupant tous les travailleurs, du plus subordonné juridiquement au totalement indépendant économiquement ; dans cette organisation, les niveaux de protection (de la partie faible) ne viendront plus de l’appartenance à une catégorie mais du niveau d’autonomie. Il faut prendre conscience alors que les modes nouveaux d’organisation, bien que favorisant les libertés, peuvent, s’agissant des emplois pas ou peu qualifiés créer une baisse du niveau de protection. C’est à cela que fait penser Uber. Par contre s’agissant des personnes ayant un degré élevé de formation initiale – qui ont plus aisément la faculté de négocier leur contrat dans l’équilibre des pouvoirs – la civilisation du savoir sera vectrice de plus grand épanouissement. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le travail indépendant s’accroît dans cette catégorie de travailleurs, alors qu’il baisse dans les emplois peu qualifiés.

Vous appelez de vos vœux la refonte du droit du travail avec la construction d’un « droit de l’activité professionnelle » qui laisserait une plus grande place aux accords au sein des entreprises ou des branches professionnelles. N’était-ce pas déjà l’objectif de la loi El Khomri ? Pourquoi faut-il aller encore plus loin ? En quoi cette évolution de la protection des travailleurs constitue un vecteur important pour l’efficacité économique de notre pays ?

L’efficacité économique et la protection des travailleurs ne doivent pas être opposées comme c’est souvent le cas dans les propos politiques. Cette opposition est particulièrement fréquente dans quelques pays comme la France dans lesquels la culture de lutte des classes imprègne encore toute analyse économique et politique : si les entreprises gagnent à un changement, les travailleurs sont supposés y perdre inévitablement. Mais nous remarquons que les pays dans lesquels une telle approche est très présente sont aussi ceux qui pâtissent d’un chômage massif. Ils sont une petite minorité et les autres, plus nombreux, connaissent généralement le plein-emploi. Dans les pays nordiques ou scandinaves souvent donnés en exemple, les conventions, autrement dit les compromis, entre les entreprises et les représentants des travailleurs ont une grande place décisionnelle. Cette place est faible en France, même si elle a été légèrement élargie par différentes réformes encore bien timides, comme la loi El Khomri. Où les actifs sont-ils les mieux protégés ? Dans ces pays à faible chômage et souvent à forte cohésion sociale ou dans le nôtre qui est à l’opposé ?Sur le domaine qui nous intéresse ici, il faut éviter deux écueils : laisser se développer des situations d’écarts de droits et protections entre travailleurs, selon qu’ils sont salariés ou indépendants, ou des réponses homogènes et réglementaires, qui ignoreraient les spécificités de certaines activités où le travail indépendant est très présent. Et par-dessus tout, il faut éviter de répondre au besoin de protection plus effective du travailleur indépendant en transformant ce dernier en salarié. Car ce serait ignorer l’efficacité économique et nous y perdrions en croissance et en emplois.Le grand Paul Durand, éminent professeur de droit du travail, annonçait en 1960 le dépassement du droit du travail par celui de l’activité professionnelle ! Ce droit, commun à tous les travailleurs, fondé sur un socle de droits fondamentaux repose sur trois piliers solidifiés à partir des droits fondamentaux de l’Homme c’est-à-dire des valeurs qui fondent l’Humanité. Sont alors nécessaires des couches de protection supplémentaires liées au degré d’autonomie de la personne. Prenons l’exemple de la dépendance économique. Elle déséquilibre les pouvoirs et affecte le consentement (de la partie faible). Elle nécessite de ce fait une protection, mais pas celle prévue par le Code du travail, essentiellement conçue pour l’ouvrier. Ce constat en amène un autre : l’effet pervers de la division manichéenne entre salariés et indépendants, d’autant qu’elle est fondée exclusivement sur la subordination juridique. Dès lors, sont surprotégés ceux (cadres supérieurs) pouvant négocier leur contrat dans l’équilibre des pouvoirs, contrat qui fait alors (seul) la loi des parties mais qui bénéficient, en plus, d’un filet protecteur conçu pour l’ouvrier. Mais de l’autre côté de la frontière, celle de la subordination juridique, on laisse sans protection – au nom de la qualification de « patron » – celui en état de dépendance économique dont la relation avec le donneur d’ordre est pourtant également déséquilibrée.La loi El Khomri a, dans une certaine mesure, recours au même moyen que celui avancé ici, à savoir celui de privilégier, pour atteindre l’objectif d’optimiser la protection, le contrat collectif au-delà des principes qui sont de la compétence exclusive du législateur. Ceci est facteur de meilleure conciliation entre efficacité économique (grâce à des normes adaptées à chaque contexte et au fait que signer des accords est facteur de paix sociale, ratio économique) et protection du travailleur c’est-à-dire de la partie faible au contrat (grâce à l’accord collectif, lié au caractère souverain du droit à la négociation collective et à l’action collective).Mais on entre, dans la loi El Khomri, dans le champ du contrat de travail, donc de la subordination juridique, à l’exception toutefois du dispositif (peu vu) d’organisation des rapports collectifs chez les franchisés… Où la dépendance économique est la règle et justifie un arsenal protecteur, mais pas celui prévu pour les salariés.

 

Pour ne plus faire de distinction entre les travailleurs indépendants se trouvant pourtant en situation de dépendance économique et les salariés soumis à un lien de subordination juridique (au travers un contrat de travail), vous préconisez l’introduction d’un nouveau schéma de protection sociale centré sur « les travailleurs » et non sur les statuts. Ce modèle reposerait sur un socle minimum de droits s’appliquant universellement. Comment adapter ce nouveau mode d’organisation aux travailleurs non-salariés ?

Comme nous l’avons dit plus haut, cette adaptation ne doit pas être homogène et ignorer les spécificités de nombreuses activités économiques et par exemple celles où se développe le travail indépendant. Il faut donc accompagner les mutations en cours, sans les brider, mais aussi en refusant des déséquilibres choquants, tant de droit que de protection. L’émergence d’un droit de l’activité professionnelle nous semble en mesure de permettre la coexistence de différents « statuts » comme salariés et indépendants, utiles pour renforcer l’efficacité économique et une protection proche des travailleurs de différentes situations selon le degré d’autonomie. Mais cela amène à s’interroger sur ce qui justifie un arsenal protecteur.Ce n’est pas la qualification de salarié qui est déterminante pour justifier un arsenal protecteur ; c’est le déséquilibre contractuel entre le donneur d’ordre et le travailleur qui est de nature à affecter la réalité du consentement de la partie faible soumis, même si est respectée l’exigence de loyauté, à une autorité excessive du donneur d’ordre. Ceci ne peut que conduire à abandonner un arsenal protecteur fondé sur l’appartenance à une catégorie au profit d’une référence au degré d’autonomie, donc de responsabilité, donc de capacité du contrat à faire (plus ou moins) seul la loi des parties. Dans ces conditions, un arsenal protecteur se justifie aussi pour celui qui n’est pas en état de subordination juridique (sur le plan des conditions de travail) mais en état de dépendance économique qui vicie tout autant l’équilibre contractuel. La solution à un tel problème n’est pas la requalification en salarié pour avoir accès à l’arsenal protecteur du Code du travail, mais l’émergence d’une protection adaptée à cette situation, faute de quoi on adapte des instruments qui n’ont pas été faits pour cette situation.C’est en cela que l’idée d’un socle commun de droits pour tous les travailleurs est fondamentale. Le premier pilier en est la protection sociale, concrétisée par le régime universel de sécurité sociale légale (ce qu’avait voulu Laroque !) de surcroît autour de l’assurance perte d’emploi subie qui n’a pas lieu d’être réservée aux salariés mais aussi par la transférabilité et la portabilité généralisée de tout ce qui constitue le deuxième pilier c’est-à-dire les garanties collectives de prévoyance. Le deuxième pilier est celui des rapports collectifs, aisément identifiable dès lors que le droit à la négociation collective et à l’action collective sont d’essence constitutionnelle (alinéa 8 du préambule de la constitution de 1946) et supranationale (article 27 de la charte des droits fondamentaux de l’UE, ayant valeur de traité ce qui lui donne plus de force) ; il n’est dit nulle part que ces droits sont réservés aux salariés. Sous condition d’adaptation des modalités d’expression à d’autres formes de travail, ils peuvent aisément être utilisés. Ainsi le statut des agents généraux d’assurance, indépendants techniquement mais dépendants économiquement d’une compagnie, a été conçu dans le cadre de ce qu’on peut appeler une convention collective de travailleurs non-salariés. Le troisième est celui des rapports individuels qui émanent des libertés nées de la déclaration des droits de l’Homme de 1789 et de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), mais aussi d’un arsenal procédural, inspiré de l’exigence de loyauté et de bonne foi, touchant aux règles de conduite de la négociation du contrat.

Nous assistons selon vous, au développement d’un nouveau type de travail indépendant induit par les TIC, l’économie numérique ainsi que par le désir accru d’autonomie et de liberté. De fait, à défaut de devenir, demain, tous travailleurs indépendants, comment faire face, tant au niveau individuel que collectif, à l’augmentation de la mobilité des actifs, pouvant tour à tour (voire en parallèle) être salariés, travailleurs et non-salariés au cours de leur carrière ?

Il ne faut pas s’opposer à de telles évolutions : il faut les accompagner. Elles ne doivent pas aboutir à une augmentation de la précarité, et surtout si cette précarité est concentrée sur certaines populations, comme les jeunes. Pour que la mobilité soit réellement factrice de dynamisme économique et d’épanouissement personnel, deux conditions doivent être satisfaites : qu’elle soit choisie et qu’elle ne soit pas pénalisée par la perte de droits et de protections.Le libre choix est facteur de liberté. Il n’y a aucune raison qu’il ne puisse pas s’exercer à tout moment et pour n’importe quelle forme d’activité. En outre en multipliant les niveaux de protection au vu des niveaux d’autonomie, on augmente le nombre de « statuts » dans lesquels le travailleur peut aller faire son marché, ce qui est facteur de dynamisme et d’épanouissement personnel. Ensuite, le possible passage d’un « statut » à un autre, d’une « entreprise » à une autre sans frottements liés aux droits nés des rapports avec telle entreprise favorise la mobilité, la libre circulation des travailleurs donc l’emploi ! Cela ne peut qu’inciter à déconnecter les droits sociaux du contrat de travail en permettant de les stocker soit dans un pot commun alimenté par des contributions des entreprises (éventuellement de celles des travailleurs) soit sur une plate-forme sur laquelle le travailleur a un droit de tirage. Ceci est aussi facteur de liberté. D’où l’importance du concept de garantie sociale, distinct des conditions de travail mais, comme elles, objet de négociation collective.De ce fait, aucune perte de droits n’est à craindre en cas de changement de statut et d’entreprise ou en cas de travail simultané pour plusieurs donneurs d’ordre. Bref, il faut inventer la sécurité sociale professionnelle, ce à quoi ont songé les concepteurs du Compte Personnel d’Activité (CPA) même si, pour l’instant, ce dispositif est immature à défaut de réflexion doctrinale pour le définir. L’assurance et l’épargne ont donc un rôle à jouer, surtout si elles sont conçues comme matériau d’une stratégie d’organisation collective au travers de l’autogestion paritaire. Prenons un exemple, facile à comprendre. Du fait de l’ANI du 10 décembre 1977 annexé à la loi sur la mensualisation, le salarié a droit, en fin de carrière, à une indemnité calculée sur l’ancienneté chez son dernier employeur. C’est un obstacle la mobilité et à l’emploi des seniors. Si conventionnellement on définit les droits à partir de l’ancienneté dans la profession, on écarte en grande partie le risque mais cela nécessite la mutualisation, dans un fonds, de contributions versées par l’entreprise.

[1] « Travailler au XXIe siècle. L’ubérisation de l’économie ? » Par Jacques Barthélémy et Gilbert Cette, Odile-Jacob, 136 pages.

 

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