Le passage à la retraite et la sortie de la vie active ont longtemps été perçus, sur le plan des relations humaines, comme une source d’appauvrissement pour les retraités. Ces derniers n’étaient alors considérés qu’à travers le prisme des solidarités intergénérationnelles dont ils étaient les bénéficiaires exclusifs et étaient examinés prioritairement au travers les prestations qu’ils recevaient quand les actifs se définissent à travers l’emploi qu’ils exercent. Pour autant, comme le démontrent les travaux de Rémi Lenoir (Rémi Lenoir, L’invention du “troisième âge” : constitution du champ des agents de gestion de la vieillesse, Actes de la recherche en sciences sociales, 1979), le regard sur nos aînés et leur perception d’eux-mêmes a évolué à partir de la décennie 70 avec l’émergence de la notion de « troisième âge » qui consacre la notion de « réalisation de soi ».
L’arrivée à l’âge de la retraite des générations nombreuses des années de 1946-1964 d’une part et la progression, d’autre part, de l’espérance de vie et en particulier de l’espérance de vie en bonne santé ont participé au développement dans les années 90 de l’idée du « vieillissement actif ». Un souci à mettre notamment en relation avec la nécessité pour les pouvoirs publics de répondre aux besoins de financement des retraites à venir et de maintenir le pouvoir d’achat de nos aînés. De l’importance qu’ont accordée les pouvoirs publics à cette thématique a notamment découlé une multiplication des mesures destinées à prolonger l’activité des séniors et à accroître le taux d’emploi des 55-64 ans. Mais la notion de « vieillissement actif » va bien au-delà de la seule problématique du recul de l’âge de départ à la retraite ou de la multiplication des dispositifs du type cumul emploi-retraite. Elle s’illustre plus généralement à travers un repositionnement de la place des séniors dans la société, de l’évolution de leur rôle dans le noyau familial et la collectivité.
La question de la sociabilisation des personnes âgées devrait constituer un élément moteur des travaux relancés autour du financement de la perte d’autonomie et de l’adaptation de la société au vieillissement.
La France a pu longtemps se targuer d’un taux de fécondité supérieur à celui de ses voisins et partenaires et a ainsi retardé la gestion des problématiques liées au vieillissement et à la contraction de sa population active. Elle n’échappe pas pour autant à ce phénomène global qui s’illustre notamment par le poids croissant des retraités au sein de la population française. Leur nombre est ainsi passé de moins de 5 millions en 1981 à plus de 16 millions aujourd’hui et devrait dépasser les 25 millions à horizon 2060. De fait, selon les données du Ministère des Solidarités et de la Santé, on devrait dénombrer près de 5 millions de 85 ans et plus en 2050, soit 3,2 fois plus qu’aujourd’hui. Fruit de la réussite de notre modèle social, cette progression n’est toutefois pas sans incidence pour notre économie et met sous pression notre système de protection sociale. Ainsi, la perte d’autonomie qui intervient généralement après 75 ans (l’âge moyen de la perte d’autonomie étant de 83 ans) et qui concerne aujourd’hui près d’1,3 million d’individus pourrait toucher 2,2 millions en 2050.
« 75 ans » constituerait par ailleurs un âge charnière selon la Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques en termes de sociabilisation car près de 50 % des personnes de plus de 75 ans n’ont plus de réseau amical actif. Or de l’isolement découlent d’importantes conséquences physiques et psychiques particulièrement exacerbées chez nos aînés les plus fragiles à commencer par un risque de perte de la mobilité et avec elle des difficultés matérielles compliquant la vie à domicile et en institution. Sur le plan psychologique, l’isolement entraînerait un risque accru de dépression et de dénutrition, que le confinement en chambre individuelle et/ou appartement, en établissement, est venu renforcer. Enfin, viennent s’ajouter des risques pathologiques tels que les troubles posturaux, les chutes, les escarres, etc.
Faisant écho à l’importance du maintien du lien social avec l’avancée en âge, une étude détaillée consacrée aux « effets du départ à la retraite sur les relations sociales des retraités » menée par Sofia Aouni, Doctorante à l’Université Grenoble-Alpes dresse un état des lieux comparé à l’échelle européenne de l’évolution des sociabilités avec l’avancée en âge. Elle s’intéresse notamment aux principaux déterminants qui contribuent à accroître ou préserver les liens sociaux de nos aînés après la cessation d’activité.
S’appuyant sur l’enquête Survey on Health, Ageing and Retirement in Europe (SHARE) réalisée au niveau européen auprès de personnes âgées de 50 ans et plus en 2011 et en 2015, l’étude cible les jeunes retraités et plus largement les populations destinataires des politiques dites « actives » de la vieillesse avant le passage à la retraite. Il ressort, fort logiquement, de cette enquête que la taille des réseaux sociaux tend à s’amoindrir, toutes générations confondues, à mesure de l’avancée en âge. Par ailleurs, la taille moyenne du réseau de relations identifiées entre les générations 2011 et 2015 serait en légère hausse à tous les âges étudiés.
Ces travaux mettent en exergue les facteurs contribuant positivement au renforcement de la sociabilisation des 50 ans et ceux, qui au contraire, ont un impact négatif sur les sociabilités des aînés.
Selon l’étude menée par Sofia Aouni, les femmes subiraient une plus forte diminution de leurs relations au passage à la retraite. Pour autant, ces dernières disposant initialement d’un réseau plus important que leurs alter ego masculins, elles auraient, une fois à la retraite, 1,4 fois plus de chance que les hommes de disposer d’un réseau supérieur à 0.
L’importance du réseau de social des séniors semble être fortement dépendante du niveau de qualification et de la situation professionnelle de ces derniers. C’est ainsi que les diplômés du premier cycle de l’enseignement supérieur ont deux 2 fois plus de chances que les non diplômés de disposer d’un réseau de confidents. De fait le niveau de diplôme retarderait la décroissance des relations sociales avec l’avancée en âge. Ce constat est à mettre en relation avec le fait que les retraités les plus qualifiés sont généralement plus présents dans les réseaux associatifs ce qui leur permet de cumuler des sociabilités extérieures et intérieures et de prolonger, une fois à la retraite, des liens tissés pendant leur vie professionnelle. De la même façon, le maintien d’une activité professionnelle contribue à préserver un réseau de sociabilité. Ainsi salariés et indépendants ont 1,5 fois plus de chances que les retraités d’entretenir des liens sociaux.
Résider en zone rurale ou dans une ville moyenne réduirait les chances de disposer d’au moins un confident par rapport au fait d’habiter dans une grande ville. Ce constat tient sans doute à la surreprésentation d’individus diplômés et qualifiés dans les grandes agglomérations par rapport aux zones les moins peuplées et les plus reculées. Par ailleurs, les distances plus importantes, et la moindre présence de commerces et de services de proximité dans les milieux ruraux limitent fortement les possibilités d’interactions sociales.
L’incidence de l’entrée en dépendance sur la sociabilisation serait double. Nombre d’experts mettent en effet en avant l’accentuation de l’isolement des aînés avec la progression des signes d’entrée en dépendance. Cependant, comme le révèlent les résultats de l’enquête SHARE précitée, un bon état de santé physique diviserait par 1,25 les chances d’avoir un réseau. Un résultat qui tient certainement au rôle fondamental des aidants et du personnel en lien avec les personnes en situation de dépendance. De fait, l’accompagnement d’un proche dépendant contribuerait au maintien d’un lien social malgré l’avancée en âge quand, à l’inverse, une bonne santé physique peut engendrer un plus grand isolement de nos aînés, non sans lien avec l’éclatement croissant des familles et l’éloignement des enfants une fois entrés dans la vie active. Ainsi, près de 41 % des personnes âgées ne seraient plus en contact avec leurs enfants.
Les ménages de faible taille auraient davantage de chances de se constituer un réseau social que les ménages de grande taille). Le fait de n’avoir qu’un seul enfant multiplierait de 2,7 les chances de disposer d’un réseau de confidents. Les liens avec les enfants sont plus importants. Leur nombre réduit permet de développer plus facilement des relations extérieures.
Au moment de la liquidation des droits à la retraite, la composition du ménage tend à se resserrer et la part des ménages composés de deux personnes progresse (62,8 %). Ils sont par ailleurs 74,5 % à déclarer vivre avec leur conjoint. Avec l’avancée en âge, l’importance du couple et du cercle familial dans les relations entretenues par les individus s’accroît.
Au-delà de la cellule conjugale, les séniors constituent une ressource cruciale pour soutenir leurs enfants. Disposant de davantage de temps libre, ils sont davantage sollicités pour garder leurs petits-enfants. Ce sont particulièrement les retraités des professions intellectuelles, qui déclarent garder leurs petits-enfants.
En matière de garde des petits-enfants, les retraités français, au même titre que leurs homologues allemands, belges, autrichiens et suisses sont dans une situation intermédiaire au sein des pays membres de l’Union Européenne. Moins disponibles que les retraités espagnols ou italiens qui déclarent des taux de garde quotidienne de leurs petits-enfants de 62,7 % et 72,4 %, ils sont néanmoins davantage mis à contribution que les retraités suédois et danois (dont les taux sont respectivement de 5,1 % et 3,1 % au titre d’une garde quotidienne). Ces derniers, s’illustrant par un taux d’emploi plus élevé que les séniors d’Europe du Sud sortent plus tardivement du marché du travail (respectivement à 64 et 63 ans en moyenne) et affichent un degré d’indépendance et d’autonomie vis-à-vis de leur famille plus élevé.
Cette grande diversité des situations tient donc à l’importance accordée aux échanges familiaux intergénérationnels dans chaque pays considéré et à l’existence ou non d’alternatives institutionnelles (crèches, garde à domicile subventionnée). Dès lors, se pose la question, pour nombre de retraités, de savoir si leur aide informelle est volontaire ou subie. Par ailleurs, si le recours à la famille est traditionnellement admis dans certains États du sud de l’Europe (en particulier en Espagne ou en Italie) d’autres, à l’instar de la France, semblent être entrés dans « un processus de défamiliarisation » qui pourrait avoir des incidences à l’avenir quant au rôle joué par les aînés auprès de leurs enfants et petits-enfants et réciproquement quant à l’apport pour les aînés de la préservation de ce lien régulier avec leurs descendants.
Si les activités extrafamiliales entendues au sens large (volontariat, bénévolat, activités caritatives, suivi d’une formation ou de cours, activité en club, implication au sein d’amicales, d’associations ou encore participation aux activités d’une organisation politique, syndicale, locale ou communale) sont en hausse après le passage à la retraite, la proportion des enquêtés déclarant participer à au moins une des activités précitées demeure minoritaire. Selon le ministère des Solidarités et de la Santé, en France, plus de 5 millions de personnes âgées seraient investies dans le milieu associatif.
Les pays s’illustrant par un niveau élevé de participation à des activités extrafamiliales des nouveaux retraités sont généralement ceux qui affichent un degré de prise en charge des petits-enfants faibles et inversement.
Il convient de noter que la hausse de la pratique d’une activité extrafamiliale est plus notable chez les femmes. Par ailleurs, le maintien des réseaux passés semble plus aisé pour les anciens membres de l’exécutif, des corps législatifs et les fonctionnaires ainsi que les retraités les plus qualifiés. En outre, les enquêtés les plus précaires qui étaient, avant la retraite, au chômage, au foyer ou en inactivité/incapacité se distinguent avec les taux de participation à aucune activité extrafamiliale les plus forts.
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Pour répondre aux risques d’isolement accrus de nos aînés au plus fort de la crise sanitaire, le Ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran a missionné à la fin du mois de mars, Jérôme Guedj (inspecteur général des affaires sociales et ancien député et président du conseil départemental de l’Essonne) afin de présenter des solutions pendant et après le confinement. C’est ainsi que sur la base des rapports d’étape remis au Ministre dès début avril, il a été d’abord décidé d’assouplir les conditions de confinement en EHPAD. Dans le cadre du rapport définitif remis le 16 juillet dernier, Jérôme Guedj liste 36 propositions destinées à lutter dans la durée contre le risque d’isolement de nos aînés. L’auteur du rapport entend inscrire ses travaux dans le cadre de la réflexion plus globale du grand âge et de l’autonomie engagée en 2018 et relancée pendant le confinement par les pouvoirs publics. Ses mesures visent à accompagner les proches aidants, les professionnels du grand âge, les établissements et services sociaux et médico-sociaux, les associations ainsi que les collectivités. Il évoque notamment l’urgence pour les pouvoirs publics de publier les décrets d’application du congé rémunéré proche-aidant introduit dans la loi de financement pour la Sécurité Sociale de 2020, attendus pour septembre. Affaire à suivre !
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